[Replay] "À force de protéger les CDI, on ne protège plus personne"

[Cette interview est désormais en accès libre] Le Prix Nobel d’économie 2014 et président de TSE estime que le travail de l’économiste doit permettre de créer une boîte à outils pour le "bien commun". Pointant à la fois le scandale que constituent un taux de chômage si élevé et les coûts cachés des procédures de licenciement, il propose de flexibiliser le contrat de travail tout en responsabilisant financièrement les entreprises.
Jean Tirole récuse le "tout marché comme le tout État"

Quelle réforme mettrait fin au chômage comme "choix de société", tel que vous le décrivez ?
C'est tout un système à réformer et je me contenterai ici de quelques remarques sur le contrat de travail, le sujet d'actualité. Notre débat public commet une erreur fondamentale, celle d'assimiler la protection des personnes à la protection des contrats de travail. Il faut protéger le salarié, pas l'emploi. À force de protéger les CDI, on ne protège plus personne. Certainement pas ceux qui sont laissés de côté par notre système dual (chômeurs, CDD, stagiaires, emplois aidés). Et, de façon surprenante, les CDI eux mêmes, qui comptent parmi les plus anxieux au monde - ayant peur de ne pas pouvoir retrouver un travail si d'aventure ils perdaient le leur - et victimes d'un mal-être au travail dû en partie à l'absence de mobilité. Sans parler du coût du financement de la politique de l'emploi. 87 % des embauches se font aujourd'hui en CDD, dont 70 % de moins d'un mois. Les entreprises ne créent plus de CDI, car elles font face à de l'incertitude sur leur carnet de commandes, sur l'évolution technologique. Il faut donc qu'elles soient incitées à créer des emplois offrant des perspectives. Je propose donc de ne pas toucher aux CDI actuels - ce que l'on appelle les "droits du grand-père" : tous ceux qui sont déjà titulaires d'un CDI conserveraient donc leurs droits actuels - et de substituer, pour les nouveaux entrants, le CDD qui, à l'embauche, est donc devenu la règle, par un CDI nouvelle formule. Olivier Blanchard et moi-même avions proposé en 2003 de flexibiliser le contrat de travail en CDI avec pour contrepartie la création d'un bonus-malus pour responsabiliser l'entreprise. Actuellement, celles qui licencient pas ou peu, paient des cotisations d'assurance-chômage qui servent à financer des prestations versées à des salariés licenciés par d'autres entreprises. Le bonus-malus renverse la logique : moins les entreprises licencient, moins elles paient d'assurance-chômage. Ce bonus-malus aurait aussi l'avantage d'éliminer les connivences des partenaires sociaux sur le dos de l'assurance chômage. L'année dernière, il y a eu 360 000 ruptures conventionnelles...

Comment l'État devrait-il prendre en compte des révolutions telles que la raréfaction du travail, la baisse du salariat, le recours à des indépendants et l'émergence du travail collaboratif ?
Allons-nous vers une généralisation du statut du travailleur indépendant et la disparition
de la relation de salariat, comme de nombreux observateurs le prédisent ? Je ne le sais pas ; je parierais plutôt sur un déplacement progressif vers plus de travail indépendant, mais en aucun cas sur la disparition du salariat ; les raisons en sont expliquées dans le livre. Mais au lieu de se poser des questions insolubles comme de savoir si un chauffeur Uber est oui ou non un salarié - son emploi a des caractéristiques à la fois de salarié et de travailleur indépendant -, il vaut mieux concevoir un monde du travail offrant les mêmes protections, droits et devoirs, quelle que soit l'organisation du travail, et laisser émerger la forme organisationnelle la plus adaptée à chaque contexte. La numérisation et l'intelligence artificielle menacent de nombreux emplois.

Comment les entreprises et les États doivent-ils anticiper l'accentuation du phénomène ?
De nombreux observateurs envisagent un chômage massif créé par la numérisation de l'économie. Il est vrai qu'aujourd'hui nos métiers sont tous menacés. Ces évolutions sont préoccupantes. Les pays émergents et sous-développés ont dans l'ensemble compté sur leurs bas salaires pour attirer de l'activité et de l'emploi et sortir de la pauvreté. Les robots, l'intelligence artificielle qui permettra à des logiciels de répondre quasiment comme des humains et remplacera à terme les call-centers, et d'autres innovations numériques encore qui substituent du capital au travail, menacent leur croissance. Mais cela vaut tout autant pour les emplois très qualifiés. L'avocat, le médecin seront soumis à la concurrence de logiciels perfectionnés et utilisant de grosses bases de données, combinés pour la médecine à la génétique et la biotechnologie. La thèse selon laquelle la destruction d'emplois par le progrès technologique est compensée par de nouveaux emplois a été maintes fois vérifiée ces deux derniers siècles. Pour moi, la question pertinente n'est pas celle de la disparition de l'emploi, mais celle de savoir s'il existera suffisamment d'emplois rémunérés par des salaires que la société considère comme décents. Depuis trente ans, on observe une "polarisation" des  emplois. Les diplômés du supérieur - en particulier le troisième cycle - ont vu, partout dans le monde, leurs rémunérations augmenter rapidement, tandis que la classe moyenne tend à se rétrécir et les métiers les moins qualifiés voient leurs rémunérations stagner. Cette évolution risque de s'aggraver. Il faut donc réfléchir à la protection de ceux dont les emplois sont détruits, ainsi qu'à la fiscalité, qui ne doit pas se contenter d'une redistribution par le salaire, qui risquerait de créer beaucoup de chômage. D'où les réflexions aujourd'hui sur un revenu universel, inscrit dans une fiscalité qui ne décourage pas le travail. Un sujet complexe, mais incontournable.

Vous récusez le "tout marché comme le tout État" pour préconiser le "bien commun". Comment le définir ?
Le débat public oppose souvent le partisan du marché au partisan de l'État ; tous deux
considèrent le marché et l'État comme concurrents. Et pourtant, l'État ne peut faire vivre - correctement - ses citoyens sans marché ; et le marché a besoin de l'État : non seulement pour protéger la liberté d'entreprendre et sécuriser les contrats au travers du système juridique, mais aussi pour corriger les nombreuses défaillances du marché. Le livre explique comment l'économie participe à la construction du bien commun par son ambition de faire en sorte que nos institutions économiques contribuent à l'intérêt général. L'économie a donc pour objectif d'analyser les situations où l'intérêt individuel entre en conflit avec l'intérêt collectif, et de voir comment la société peut mettre en musique ces intérêts individuels pour qu'ils œuvrent dans le sens du bien commun. Sans préjugé. Si l'État a pour mission d'œuvrer pour le bien commun, parfois il va à son encontre : par exemple, en laissant aux jeunes générations le réchauffement climatique, la dette publique et les retraites non financées, le chômage, une éducation pas toujours à la hauteur... L'économiste s'oblige à regarder le long terme quand l'horizon du politique est nécessairement de court terme.

Si les Français doutent plus que leurs voisins de l'économie de marché, n'est-ce pas parce qu'elle remet en cause un modèle social qui permet d'avoir deux fois moins de retraités pauvres qu'en Allemagne, ainsi qu'un accès de tous à la santé ? Et si l'État doit être seulement régulateur, faut-il pousser la logique jusqu'au bout et par exemple privatiser la sécurité sociale ?
Tout d'abord, les attitudes vis-à-vis du marché semblent assez peu à voir avec les inégalités. Les États-Unis sont plus inégalitaires, question revenus et patrimoines, que la France ; mais en 2005, 71 % des Américains pensaient que l'économie de marché est le meilleur système sur lequel fonder leur avenir, contre 36 % des Français. Et 74 % des Chinois faisaient confiance au marché. Ensuite, si nous sommes à juste titre attachés à un système social développé, il nous faut aussi faire preuve d'humilité. Les inégalités face à l'accès au travail, l'accès au logement, l'accès à l'éducation - avec un ascenseur social aujourd'hui vraiment bloqué - pour ne prendre que ces exemples font que nous ne devrions pas trop donner de leçons, et surtout que nous devrions concevoir un service public plus performant en termes de coût - les dépenses publiques constituent 57 % du PIB - et de qualité. Et puis, l'important dans le service public est par définition le service apporté au public. Je n'ai pas de religion sur comment produire ce service, pourvu que le processus soit efficace. Par exemple, l'assurance santé est publique en Angleterre, et privée - avec une régulation stricte -, en Suisse, Allemagne et Pays-Bas. De même, on peut avoir des délégations de service public dans de nombreux secteurs.

Quel enseignement tirez-vous des dix-huit mois passés depuis votre réception à Stockholm ? Le prix Nobel vous a-t-il changé ?
J'espère ne pas avoir changé. En tout cas, je veux continuer à faire de la recherche, qui me motive toujours autant qu'au début de ma carrière, et aussi à transmettre le savoir issu de la recherche - j'ai assumé ma charge d'enseignement depuis octobre 2014. Ce qui a peut-être changé est une prise de conscience de ma responsabilité de communiquer plus sur ce que la recherche en économie a à dire sur notre société. Avant le Nobel, je parlais aux économistes et aux experts dans les ministères, les autorités de régulation, les entreprises. Le Nobel fut un point de bascule ; j'ai été souvent interpellé, démontrant un vrai intérêt pour ma discipline, sur mon devoir de sortir de mon laboratoire, d'expliquer mon métier, de partager plus l'économie. Mais pas n'importe comment, et sans être un commentateur à tout va de l'actualité. Ce besoin de partage m'a incité à écrire Économie du bien commun.

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Commentaires 10
à écrit le 05/08/2016 à 11:05
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En France, très simplement, nous avons le "meilleur" système du Monde qui ne marche pas, nous avons les meilleurs économistes du Monde, Prix Nobel, adulés par leurs pairs dans le Monde entier, que nos politiques enfermés dans leurs idéologies mortif...

à écrit le 05/08/2016 à 8:22
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Il faut raisonner différemment pour les cadres et les non cadres. Dans leur grande majorité les non cadres resteront salariés et seul le CDI permettra de sécuriser la rémunération, sécurisation qui est nécessaire pour cette catégorie. Le CDI n'est pa...

à écrit le 05/08/2016 à 7:36
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Suite. Jean Tirole est favorable à cette taxe sur l'énergie pour protéger le climat. Il suffirait d'accepter cette augmentation et de l'utiliser pour réduire le cout du travail. Cela réduirait le chomage et augmenterait suffisamment la croissance pou...

à écrit le 05/08/2016 à 7:30
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Il faudrait faire comprendre à Jean Tirole que le problème est lié au prix de l'énergie. Il faut réduire le cout du travail en augmentant le prix de l'énergie, progressivement et jusqu'à un certain niveau. C'est un de ses camarades de promotion qui l...

le 05/08/2016 à 11:00
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Ne donnez pas de trop de conseil à Jean Tirole svp.. répéter de façon sempiternelle vos thèses sur l'énergie aujourd'hui non limitante n'est pas crédible..

à écrit le 04/08/2016 à 21:39
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IL A EU LE PRIX NOBEL ! c'est GATTAZ qui le lui a donné certainement ,le nobel c'est un peu comme la legion d'honneur ,n'importe qui peut l'avoir pour vu qu'il est des connaissances politiciennes .

à écrit le 04/08/2016 à 18:48
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La droite va s'en occupé des CDI qu seront transformé en CDD long termes, pour facilté la fin de contrat donc les licenciements, bon idée !

à écrit le 04/08/2016 à 18:21
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C'est étonnant qu'une personne payé par l'état défende l'idéologie officielle... Défendre le marché quand de nombreux scandales ont prouvés que le marché était truqué (multiples ententes), c'est de la clairvoyance... Et le discours sur la dette écolo...

le 04/08/2016 à 20:49
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ce que demande les patrons français c'est que les ouvriers travaillent gratuitement et que les chômeurs paient pour se faire embaucher. les patrons français sont des exploiteurs.

le 05/08/2016 à 13:23
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Je pense également que le chômage français n'a rien de scandaleux. De mon point de vue il est même naturel. Milton Friedman, autre prix nobel d"économie, bien que pas français, en parle, et bien que ce chômage naturel ne soit pas fixe dans le temps n...

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