Dix-huit mois après le Nobel, l’effet Jean Tirole

[Cet entretien est passé en accès libre] Il est rare qu’un ouvrage d’économie se positionne en tête des ventes d’essais. C’est le cas pour le livre Économie du bien commun, écrit par Jean Tirole. L’économiste toulousain, Prix Nobel d’économie 2014, suscite un engouement inattendu. Quelle est son influence réelle ? Quel poids a-t-il dans le débat des idées ?
Jean Tirole est en tête des ventes avec son ouvrage "Économie du bien commun".

Quand il a reçu le prix Nobel, Jean Tirole espérait que ça n'allait pas changer sa vie. Et naturellement... cela l'a beaucoup changée. Internationalement reconnu par la communauté universitaire et notamment depuis qu'il avait reçu la médaille d'or du CNRS en 2007, Jean Tirole était quasiment inconnu du grand public, des journalistes et des chefs d'entreprise. Du jour au lendemain, son nom a été médiatisé, sa photo affichée en 12 mètres sur 15 sur la façade du Capitole et, pour la première fois à Toulouse, les gens le reconnaissaient dans la rue.

Dès l'annonce de la distinction, le chercheur en économie a été happé par les sollicitations. Habitué à écrire ses articles (en anglais) pour les lecteurs des grandes revues scientifiques américaines, il a été interpellé tous azimuts sur des questions parfois assez éloignées de ses travaux mais toujours liées à l'actualité et aux soubresauts de l'économie. Mesurant à la fois l'intérêt des Français pour des sujets qui les impactent (le chômage, la finance, la crise de l'euro, la désindustrialisation) et leur relative ignorance des mécanismes de la vie économique, Jean Tirole entame alors la rédaction d'un livre de 630 pages, intitulé Économie du bien commun et destiné à faire partager son analyse au plus grand nombre. Paru le 11 mai dernier, l'ouvrage est, un mois plus tard, numéro 1 des ventes d'essais.

"Un succès hors norme"

"Quand le livre est paru début mai, explique Frédéric Mériot, directeur général des Presses Universitaires de France (PUF), je savais que ce serait un succès, mais j'avoue que je suis surpris par l'ampleur du phénomène et aussi par sa durée. Pour un ouvrage d'économie, c'est assez hors norme." Économie du bien commun se positionne depuis plusieurs semaines entre la première et la troisième place des ventes sur Amazon. Il est en tête des ventes d'essais chez les libraires indépendants et en première position dans le classement de L'Express. Autre source de surprise pour l'éditeur, le succès des deux conférences organisées dans la foulée de la sortie du livre : 500 personnes étaient présentes à Troyes (la ville de naissance de Jean Tirole) le 19 mai, tandis qu'à la Médiathèque de Toulouse le 25 mai, l'éditeur, débordé par l'affluence, a dû jouer à guichets fermés, refusant plusieurs dizaines de personnes.

"Je perçois le début d'un effet Tirole, analyse Frédéric Mériot qui a fait le choix, depuis son arrivée à la tête de la maison d'édition il y a deux ans, d'éditer davantage d'ouvrages économiques. Jean Tirole a su parler au bon moment et il rencontre l'attente du grand public. L'économie est un sujet qu'on ne peut plus ignorer. Face à la perte de crédibilité de la parole politicienne, on se tourne vers le chercheur et le penseur. Le succès d'un livre n'est jamais neutre et les thèmes qu'il aborde structurent les discussions à un an de la présidentielle."

Politique industrielle, gouvernance des entreprises, numérique, innovation et grands défis économiques composent le sommaire du livre de Jean Tirole dans une démonstration et un langage volontairement pédagogiques. Car même si "[sa] vie c'est celle d'un fou de recherche" comme il l'a expliqué lors de la rencontre à la Médiathèque de Toulouse, Jean Tirole s'est, pour la première fois, senti une responsabilité : "Après le Prix Nobel, j'ai rencontré beaucoup de monde dans les universités, les lycées, les grandes écoles, dans la rue. Les gens étaient très en demande de ce que dit notre science. Même si je suis toujours intervenu dans le débat public avec des experts, dans les ministères ou en étant consulté par des autorités indépendantes, je ne m'étais jamais adressé au grand public. J'ai senti que c'était ma responsabilité de partager ce que j'ai appris."

Le risque de l'étiquette

Il l'a donc fait à travers le livre, les rencontres et les interviews dans la presse. Au total une petite vingtaine (sur une centaine de demandes), qui lui aura tout autant permis d'être mieux connu que de vérifier combien il est délicat pour un chercheur de descendre dans l'arène publique. "Il y a parfois plus à y perdre qu'à y gagner", analyse Éric Darras, professeur de science politique à Sciences Po Toulouse et animateur de la conférence de Toulouse, le 25 mai : "Le chercheur a des doutes et l'espace médiatique ne permet pas de les exprimer. Les universitaires ne sont pas très à l'aise dans la relation avec les journalistes et leur côté fast-thinker. C'est difficile pour quelqu'un qui peut passer quinze jours sur une équation d'être acculé à simplifier son raisonnement et à prendre des positions définitives en une minute de temps de parole !"

L'effet anti-Tirole

Si elle a amplifié un hypothétique "effet Tirole", la sortie d'Économie du bien commun
a aussi, à coup sûr, ravivé un réel effet "anti-Tirole". L'économiste toulousain est considéré comme le pape des "orthodoxes" par ses contradicteurs, au premier rang desquels figurait l'autre grand nom toulousain, Bernard Maris. L'économiste André Orléan, président de l'Association française d'économie politique, voit toujours en Jean Tirole "un néoclassique hégémonique" qu'il accuse de dominer artificiellement la discipline.

Signataire en 2015 d'un Manifeste pour une économie pluraliste, André Orléan était favorable en 2014 à la création d'une deuxième section d'économie dans les universités françaises. Cette tentative a avorté, le ministère décidant de donner raison à Jean Tirole qui, de son côté, plaidait pour que le pluralisme des débats se fasse au sein de la communauté actuelle des économistes, et surtout sous le contrôle d'un "standard unique d'évaluation scientifique fondé sur un classement des revues de la discipline". C'est ce qu'il affirmait en janvier 2015 dans une lettre adressée à la ministre d'alors, Geneviève Fioraso.

"La question de créer une deuxième section allait à l'encontre du dialogue, explique-t-il encore aujourd'hui. La concurrence des idées est centrale dans la science. Il est clair que les chercheurs ne se parlent pas suffisamment et qu'il faut davantage d'interdisciplinarité. Mais si être hétérodoxe, c'est s'intéresser aux sciences sociales, alors je suis l'un des économistes les plus hétérodoxes !"

Quant à la question de savoir quel est son courant de pensée (et de façon encore plus
réductrice s'il est de droite ou de gauche), le chercheur l'a évoquée récemment lors
de la conférence de Toulouse : "Je n'aime pas les étiquettes, cela va à l'encontre du principe même du travail scientifique. Ce que je peux dire, c'est que, pour moi, la croissance n'est pas une religion. D'ailleurs, je suis comme beaucoup d'économistes dits orthodoxes, favorable à une taxation forte du carbone qui pourtant, à court terme, serait génératrice d'une baisse de la croissance."

Jean Tirole

Jean Tirole lors de sa conférence à la Médiathèque de Toulouse © photo Rémi Benoit

Très sollicité depuis le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel - le titre exact de la distinction - par les gouvernements (les Affaires étrangères et l'Environnement au moment de la COP 21) et les banques centrales (Banque de France, Banque centrale européenne), Jean Tirole est toujours membre du Conseil d'analyse économique, placé auprès du Premier ministre depuis 1999. À ce titre, il souhaite que la parole des économistes soit mieux entendue, mais pas à n'importe quel prix. Très sollicité aussi par les élus ou les hommes politiques, il refuse quasiment systématiquement les rendez-vous, autant par manque de temps que par peur d'être instrumentalisé. "Il n'y a pas chez lui la tentation de tenir le rôle de l'intellectuel médiatique ni celui de l'économiste officiel, affirment unanimement ses proches. Il ne fait pas les antichambres des cabinets ministériels, ni celles des entreprises du CAC 40 !"

Alors, de droite ou de gauche ?

Peut-on réduire un chercheur à la catégorisation imposée par le débat partisan ? C'est bien la question suscitée par le débat post-Nobel. Certainement pas, répond Jean Tirole, qui consacre d'ailleurs à ce sujet un chapitre entier intitulé "L'économiste dans la cité" : "Dès lors qu'une question porte sur un sujet technique qui a donné lieu à des prises de position conflictuelles dans la majorité et l'opposition, toute réponse est vite interprétée à son tour comme une prise de position politique du scientifique."

C'est donc logiquement exactement ce qui s'est produit, dès la sortie du livre, dans un pays fracturé entre les pro et les anti-loi Travail. N'ayant pourtant ni inspiré le projet de loi El Khomri, ni adoubé le texte, lui-même étant favorable - avec l'économiste Olivier Blanchard, professeur au MIT et chef économiste du FMI de 2007 à 2015 - à la création d'un contrat unique et au principe du "licencieur-payeur", Jean Tirole est néanmoins considéré par ses détracteurs comme le porteur du changement de cap "libéral" du gouvernement.

"Ceux qui étaient convaincus qu'il est ultralibéral ont retenu les pages qui leur paraissent l'attester, analyse Joël Echevarria, directeur général des services de TSE. Ceux qui sont persuadés qu'il est dangereusement protectionniste, ou favorable à un État fort, en retiennent d'autres. Dans les deux camps, les arguments se sont affûtés. Mais la pensée de Jean Tirole n'est pas simpliste."

Libéral ou étatiste ? Ni l'un ni l'autre, de fait. L'économiste de 62 ans est fondamentalement en faveur d'un équilibre entre le marché et l'intervention de l'État, le marché étant selon lui imparfait et l'État devant être fort sans être dominé par des choix dictés par le court terme du calendrier électoral.

"Il faut bien avoir en tête, estime en écho Emmanuelle Auriol, chercheuse à TSE et professeure d'économie à l'université Toulouse 1-Capitole, que c'est un débat très franco-français. Aux États-Unis, Jean Tirole serait plutôt considéré comme un économiste de gauche. Il a eu le Prix Nobel pour son travail sur le contrôle des multinationales et il travaille sur le rôle de l'État et sur les corrections de marché. L'accuser d'être libéral au sens où il n'aurait que des louanges à faire sur le marché, c'est de la paresse intellectuelle. Je crois par ailleurs qu'il y a une confusion regrettable. Comme si les économistes étaient eux-mêmes responsables des mécanismes économiques qu'ils étudient."

Même analyse d'Éric Darras, qui se présente comme un "sociologue de gauche" : "Il est temps d'avoir un débat de fond sur les choix de société, et Jean Tirole y contribue clairement. Il est quelqu'un avec qui on peut débattre et qui permet de progresser dans le débat, y compris dans le désaccord."

L'Europe sur la carte mondiale de la recherche

Cette volonté d'un débat vivant, TSE la promeut d'ailleurs dans son travail de recherche, notamment avec la création de l'IAST, Institute for Advanced Study in Toulouse. Fondé à Toulouse en 2007 à l'initiative de Jean Tirole, l'institut pluridisciplinaire permet, selon Éric Darras, "de faire travailler sur des thématiques communes des chercheurs de différentes disciplines et des principaux laboratoires de sciences sociales de Toulouse". Sont réunis des économistes, bien sûr, mais aussi des chercheurs en science politique, en philosophie, des historiens, des sociologues, des juristes, des anthropologues et des psychologues. L'IAST Toulouse, dirigé par un autre chercheur de renom, Paul Seabright, a, en plus du dialogue interdisciplinaire, pour ambition l'ouverture internationale de l'université toulousaine.

"Quand Jean Tirole a fait le choix de s'installer à Toulouse, se souvient Emmanuelle Auriol, il faut savoir qu'il avait la tenure au MIT, c'est-à-dire qu'il était titularisé par l'université américaine. Il a renoncé à un poste extrêmement prestigieux, confortable et qui lui assurait une rapide reconnaissance mondiale. Il a décidé de venir à Toulouse qui était alors, il faut bien le dire, une petite fac de province ! Mais son idée, avec Jean-Jacques Laffont et quelques autres, était de remettre l'Europe sur la carte mondiale de la recherche."

L'un des premiers effets du Nobel de 2014 aura été, c'est certain, de rendre l'école et le centre de recherche plus visibles : "Le prix Nobel n'a pas été un choc pour la communauté universitaire qui, depuis la médaille d'or du CNRS, s'attendait à cette distinction, estime Jean-Luc Moudenc, le maire LR de Toulouse. En revanche, il permet sans doute d'attirer des étudiants étrangers plus facilement qu'avant. Pour Toulouse, c'est formidable. Depuis 1912 et le prix Nobel de Paul Sabatier, Toulouse n'avait pas été distinguée. Il est clair que c'est un coup de projecteur inestimable pour l'université et la ville."

D'ici quelques jours, Jean Tirole rejoindra Boston et le MIT où, comme chaque année en juillet, il dispensera un mois de cours. À la rentrée, il reprendra également sa charge d'enseignement à l'École d'économie de Toulouse, 30 heures de cours données aux étudiants en licence 3 d'économie. Et il continuera à porter TSE, l'école qu'il a contribué à créer. Car s'il y a bien un "effet Tirole", c'est sur Toulouse School of Economics que le chercheur espère qu'il retombera.

Toulouse School of Economics, le rêve d'un futur Harvard-sur-Garonne

À son corps défendant, TSE est devenue "l'école de Jean Tirole". N'appréciant rien tant que ses travaux de recherche, les échanges avec ses pairs et ses étudiants, l'économiste aimerait surtout que sa notoriété actuelle bénéficie au projet qu'il porte depuis des années : la reconnaissance de Toulouse School of Economics sur la carte mondiale de la recherche. Lancé par l'économiste Jean-Jacques Laffont au début des années 1990, l'Institut d'économie industrielle (IDEI), qui sera à l'origine de TSE, rassemble désormais 150 chercheurs dont certains, comme Jean Tirole, ont quitté de prestigieux postes dans les grands lieux de recherche en économie que sont Harvard, New York University, le MIT à Boston ou London School of Economics. L'objectif de l'école est désormais de créer "un Harvard-sur-Garonne", en référence à l'université américaine, numéro 1 du classement de Shanghai depuis treize ans. En août 2015, TSE a d'ailleurs fait son entrée dans le classement international qui présente les 500 meilleures universités mondiales. Christian Gollier, alors directeur général de TSE, nous avait confié : "Nous savions que l'obtention du Prix Nobel par Jean Tirole pèserait dans la balance. Ce classement accorde en effet un coefficient phénoménal à la présence de prix Nobel dans les établissements. Désormais, nous avons devant nous un travail de plusieurs générations."

Pour atteindre le niveau et la visibilité des meilleures universités, TSE (intégrée à l'université Toulouse 1 - Capitole) devra aussi compter sur le reste de la communauté universitaire toulousaine. Or, celle-ci est fracturée depuis des années et désormais traumatisée par la perte, le 30 avril dernier, de son label d'Initiative d'excellence (Idex) et ses 25 millions d'euros de financements annuels. Ce label, dont l'objectif est de faire émerger en France quelques sites universitaires et de recherche à visibilité mondiale, paraît aujourd'hui hors de portée pour Toulouse, pourtant deuxième ville universitaire de France après Paris, avec plus de 100 000 étudiants et plus de 20 000 chercheurs. Dans un rapport motivé de trois pages, le jury a en particulier reproché au projet Uniti d'avoir "refusé de définir un périmètre d'excellence préférant inclure toutes les institutions de la région". Après cette décision, TSE a été très affectée, l'incertitude planant sur l'avenir à moyen terme de nombreux projets de recherche. Il était en effet prévu que les montants de financement des deux Labex auxquels l'école participe, et qui arriveront à échéance dans quelques années, seraient pérennisés et gérés ensuite directement par l'Idex. Au-delà de cette question, c'est aussi toute la stratégie de l'Université qui est en cause. En 2011, Jean Tirole avait été l'un des inspirateurs du premier rapport préparatoire à la création de l'Idex. Favorable à la définition de ce fameux "périmètre d'excellence" porteur d'un effet d'entraînement sur l'ensemble des formations, les propositions de l'économiste avaient alors été mises de côté par les tenants d'une approche plus "égalitariste", menés par l'ancien président de l'université Paul-Sabatier, Bertrand Monthubert. Celui-ci dénonçait le risque d'une politique "élitiste" finalement appelée de ses vœux cette année par le jury de l'Idex...

Ce feuilleton à rebondissement est peut-être finalement le signe que c'est au sein même de la communauté universitaire toulousaine que l'influence de Jean Tirole aura été - pour l'instant ? - la plus faible. Le maire de Toulouse, Jean-Luc Moudenc, le regrette, lui qui a dénoncé au printemps "le manque d'ambition des acteurs universitaires toulousains". Il confiait récemment que le prix Nobel de Jean Tirole "donne à Toulouse l'obligation de l'excellence en matière universitaire". En attendant que l'Université retrouve un nouvel élan, TSE poursuit ses propres projets. L'école, qui a toujours fondé son développement et son financement sur la signature de contrats partenariaux (et strictement encadrés) avec des entreprises, est engagée dans une nouvelle levée de fonds. Elle garde pour objectif le placement des étudiants diplômés, le recrutement des meilleurs chercheurs et le développement des relations avec les entreprises, qu'elles soient mécènes ou partenaires.

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Commentaire 1
à écrit le 05/08/2016 à 11:18
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L'existence même de Jean Tirole, et sa reconnaissance par ses pairs, que l'on ne saurait effacer d'un simple revers de manche, sont une des rares raisons d'espérer que les choses puissent bouger en France, prenant pour base l'intelligence, et la réa...

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