Internet des objets : qui gagnera la guerre des réseaux ?

À l'instar d'un Google dans la recherche sur Internet, Sigfox met les bouchées doubles afin de devenir un standard mondial incontournable dans les réseaux voués aux objets connectés. De quoi susciter l'ire des opérateurs mobiles, qui déploient des technologies concurrentes.
Pierre Manière
Face au réseau loRa, Ludovic Le Moan joue-t-il la survie de Sigfox?

À ses débuts, Internet n'avait qu'une vocation : relier entre eux tous les ordinateurs du monde par l'intermédiaire d'un grand mariage, celui de l'informatique et des télécommunications. Puis, au milieu des années 2000, avec l'arrivée des réseaux mobiles haut débit et des smartphones, Internet a permis de connecter les hommes. D'emblée, chercheurs et industriels se sont projetés. Et si, des voitures aux machines-outils, des bombonnes de gaz aux compteurs électriques, des lampadaires aux places de parking, des colliers de chiens aux vêtements... on pouvait étendre la Toile à tous les objets ? Cette idée est à mettre en parallèle avec un autre chambardement technologique : la miniaturisation des capteurs.

Accolés à des objets, ils sont capables de faire remonter quantité de données concernant leur usage ou leur environnement. Enterré sous une autoroute, un capteur géolocalisé peut informer du trafic en temps réel. Greffé à un détecteur de fumée, il préviendra un locataire qu'un feu s'est déclaré chez lui. Planté dans un champ, un module peut informer le paysan de la qualité des sols. Sur le papier, ces capteurs sont en mesure de révolutionner notre vie quotidienne, et d'envoyer aux oubliettes nombre de vieux processus industriels. D'autant que du côté des logiciels, l'essor du big data permet d'extraire toujours plus d'informations des monceaux de données brutes récoltées sur le terrain.

Quelque 80 milliards de "dispositifs communicants"

C'est la raison pour laquelle les cabinets d'études s'enflamment pour ce nouvel "Internet des objets", dont les initiés ne jurent plus que par le sigle anglais IoT, pour Internet of Things. En 2013 déjà, l'Idate, un think-tank spécialisé dans les télécoms évoquait la bagatelle de 80 milliards de "dispositifs communicants" d'ici à 2020. Mais les chiffres les plus fous émanent, sans nul doute, des myriades d'études cherchant à déterminer le poids de cet "Eldorado" dans les années à venir. Strategy Analytics prévoit ainsi un marché de 550 milliards de dollars en 2025. McKinsey parie sur 6 200 milliards au même horizon. Cisco, de son côté, dégaine un chiffre de 14 400 milliards en 2022. Quant à General Electric, il évoque un gâteau de 15 000 milliards de dollars en 2034.

En réalité, le marché de l'Internet des objets ne part pas de rien. Beaucoup de choses communiquent déjà. À l'instar des voitures, équipées de cartes SIM "M2M" (pour "Machine to Machine"), dont le nombre devrait, selon le cabinet IHS, passer de 36 millions d'unités dans le monde à 152 millions d'ici à 2020. De quoi, par exemple, connaître sa position à tout moment ou améliorer la sécurité en favorisant la communication avec les feux et péages. Mais aussi développer de nouveaux services. L'un d'eux séduit particulièrement le monde de l'assurance : il s'agit du "pay how you drive", qui permet d'ajuster les tarifs aux particuliers en fonction de leur conduite. Dans un autre registre, les compteurs intelligents se développent à grande vitesse. Utilisant tantôt les ondes radio, tantôt le réseau électrique pour faire remonter les informations, ils permettent de facturer la consommation réelle ou d'identifier les gaspillages.

Des réseaux mobiles inadaptés

Devant tant de belles perspectives, les opérateurs télécoms se sont frotté les mains. Jusqu'à la fin des années 2000, beaucoup pensaient que l'essentiel du gros marché de l'Internet des objets leur était dévolu. Après tout, n'est-ce pas la chasse gardée des réseaux ? Et ne disposent-ils pas déjà d'une couverture mobile partout à travers le monde ? Problème : les réseaux traditionnels sont coûteux, énergivores et calibrés pour envoyer et recevoir toujours plus d'informations. Si de telles caractéristiques conviennent aux utilisateurs de smartphones avides de vidéos et de jeux en ligne, elles ne sont pas, dans la plupart des cas, adaptées à l'Internet des objets. L'essentiel des capteurs existants n'a pas nécessairement besoin d'envoyer des monceaux d'informations pour fonctionner correctement. Mais ils doivent, en revanche, conjuguer des impératifs d'autonomie énergétique -  certains, enfouis sous les routes, doivent pouvoir fonctionner pendant dix ans - à de très, très faibles coûts.

Sigfox, le nouvel entrant

Or, sur ce créneau longtemps délaissé par les opérateurs, une startup française a fait une entrée fracassante. Il s'agit du toulousain Sigfox. Fondée en 2010, cette pépite française a été pionnière dans les réseaux bas débit, communément appelés LPWAN (pour Low Power Wide Area Network). Au grand dam des vieux grognards de l'industrie mobile, cette société s'est immédiatement positionnée en "opérateur mondial de l'IoT". Grâce à une levée de fonds record de 100 millions d'euros l'an dernier, ce nouvel entrant développe son réseau à toute vitesse partout dans le monde. Aujourd'hui, Sigfox a fait son nid dans 24 pays - dont la France, l'Espagne, le Portugal, l'Australie et les États-Unis. Si ce déploiement va aussi vite, c'est parce que les antennes des réseaux bas débit disposent d'une portée allant jusqu'à 40 km, largement supérieure à celle des réseaux mobiles standards. Ainsi, Sigfox n'a eu besoin que de 1 500 antennes pour couvrir la France, soit dix fois moins que pour les lourds et coûteux réseaux 2G, 3G ou 4G des Orange, SFR, ou Bouygues Telecom.

Sur son réseau, Sigfox affiche déjà 7 millions d'objets au compteur dans des secteurs variés.

"Cela va de la sécurité de l'habitat et des personnes (avec des détecteurs de fumée ou d'intrusion) à l'automatisation des relevés de compteurs d'eau ou d'électricité, égrène Ludovic Le Moan, le PDG de la startup.

Nous sommes aussi présents dans l'aide à domicile, via des box connectées permettant de savoir si une personne âgée est bien chez elle. L'agriculture est un secteur porteur. Il est aujourd'hui possible de surveiller la santé des vaches, et de mettre en place une alerte lorsqu'elles sont fertiles. Ce n'est pas rien, car elles ne le sont que huit heures par mois !"

Son objectif est aussi simple qu'ambitieux : devenir un "Google de l'IoT" en connectant, d'ici à quelques années, "quelques milliards" d'objets à travers le monde, rêve Ludovic Le Moan. Et ce via des abonnements très peu coûteux, entre 1 et 9 euros par objet et par an.

Le réveil des opérateurs

Face à cette ambition, les opérateurs télécoms ont vu rouge. Dès ses débuts, Sigfox est perçu comme une menace frontale susceptible d'hypothéquer leur croissance dans l'IoT. En France, la situation est d'autant plus tendue que les affaires sont difficiles dans la téléphonie mobile, où les revenus se sont effondrés depuis l'arrivée des offres à prix cassé de Free en 2012. En mars 2015, Bouygues Telecom allume un premier contre-feu : il annonce le déploiement d'un réseau bas débit maison d'ici à la fin 2016, via une technologie rivale de Sigfox : LoRa. À l'époque à la tête de la division M2M de l'opérateur, Franck Moine justifie ce choix par des tests peu reluisants, dit-il, à l'égard de la startup toulousaine. À l'en croire, LoRa "[porte] mieux à l'intérieur des bâtiments", est "bidirectionnelle nativement", et "sans compromis sur l'autonomie"... Huit mois plus tard, Orange emboîte le pas, et annonce lui aussi le développement d'un réseau bas débit LoRa.

Depuis, la hache de guerre est déterrée. Entre les dirigeants de Sigfox et ceux d'Orange et de Bouygues Telecom, les amabilités fusent. Selon Ludovic Le Moan, les déploiements de réseaux LoRa en France comme à l'étranger, "c'est une pure connerie" ! Heureusement, affirme-t-il, certains opérateurs se montrent "pragmatiques" et choisissent d'utiliser "[son] réseau existant". À l'instar de Patrick Drahi, le propriétaire de SFR, avec lequel il a signé un partenariat cette année. Chez Bouygues Telecom, en coulisse, on moque aussi avec grand plaisir les ambitions du rival gênant. À La Tribune, sous couvert d'anonymat, un dirigeant laisse entendre que si le patron de Sigfox se montre aussi virulent pour défendre son bébé, c'est "peut-être" parce que sa véritable intention est de s'en débarrasser vite et à bon prix...

Être "le" standard de référence

Si les piques sont aussi violentes des deux côtés, c'est parce que Sigfox et LoRa - cette dernière technologie étant également soutenue par plusieurs opérateurs étrangers , sont engagés dans une bataille pour devenir "le" standard de référence. Ce qui signerait probablement la mort du concurrent direct. "Si Sigfox et LoRa déploient leurs réseaux à toute vitesse, c'est parce que d'une certaine façon, ils jouent leur survie", estime Mérouane Debbah, à la tête du laboratoire de recherche dans les télécoms de Huawei France. Avant de comparer ce bras de fer à celui qui a opposé les formats de cassette vidéo Betamax et VHS dans les années 1970. À travers ce prisme, on comprend pourquoi Ludovic Le Moan envisage de lever bientôt "entre 200 et 300 millions d'euros" pour "accélérer" et "couvrir 90 % du PIB mondial" d'ici à deux ans.

De leur côté, après avoir longtemps traîné dans l'IoT, les opérateurs mobiles sont désormais aux abois. En juin dernier, le 3GPP, le consortium des industriels des télécoms, a validé un nouveau standard dédié à l'Internet des objets pour les réseaux 4G. Il s'agit du Narrow Band-IoT (NB-IoT), dont le débit est bien supérieur à celui proposé par LoRa et Sigfox. À la tête d'Objenious, la filiale de Bouygues Telecom consacrée à l'Internet des objets, Stéphane Allaire y voit un potentiel intéressant, mais pas un concurrent de LoRa.

De nouvelles technologies mobiles

"Au contraire, les deux technologies seront complémentaires, assure-t-il. Un des avantages du NB-IoT, par exemple, c'est qu'on partage les données sur des fréquences licenciées. C'est utile pour les informations sensibles, dans le domaine de la santé par exemple. Cela permet d'éviter les éventuelles perturbations qu'on peut rencontrer avec les fréquences libres [utilisées à la fois par LoRa et Sigfox, ndlr]." En d'autres termes, si la réception tardive d'un relevé de compteur à eau n'est pas un problème, pas question, en revanche, de prendre le moindre risque avec les données d'un stimulateur cardiaque... Loin de percevoir le Narrow Band-IoT comme une menace, Ludovic Le Moan, juge lui que le standard sera plus adapté pour les usages nécessitant "plus de débit".

Quoi qu'il en soit, l'initiative du 3GPP montre que les industriels des télécoms ne comptent pas se laisser damer le pion. Pour plusieurs observateurs, l'enjeu, pour eux, est finalement de combler comme ils peuvent le vide qui les sépare de la 5G, dont le lancement commercial est prévu pour 2020. De fait, cette cinquième génération de télécommunication mobile sera calibrée pour l'IoT, car elle permettra de faire du très haut comme du très bas débit. "On sait qu'on aura la Rolls en 2020, mais dès à présent, il faut faire quelque chose. On voit bien que le marché explose. On ne peut se permettre d'attendre quatre ans", résume Mérouane Debbah.

Pierre Manière

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