Le Nobel à Jean Tirole : un signe de la victoire de la micro sur la macro-économie

Jean Tirole est le deuxième économiste français à recevoir le prix Nobel, décerné par la banque centrale de Suède. Ses recherches ont toujours porté sur l'économie de l'entreprise et les marchés. Est-ce un hasard si c'est un spécialiste de la micro-économie qui a été récompensé ?
Ivan Best
Jean Tirole. © photo Rémi Benoit

 D'Edmond Malinvaud, spécialiste des théories de la croissance, on a souvent dit qu'il était "nobélisable". Mais l'ex directeur général de l'Insee risque d'attendre encore longtemps... puisque c'est son collègue Jean Tirole, qui vient de recevoir ce lundi le fameux prix.

Ces deux économistes ne sont pas de la même génération : 30 ans les séparent. Mais ce qui les différencie surtout, c'est un choix de recherche fondamentalement différent, qui en dit long sur l'état de la recherche économique. Malinvaud était le théoricien des grandes évolutions macro-économiques, l'analyste de la croissance française, notamment. Pour Jean Tirole, pas question d'analyser la dynamique du PIB, le jeu entre l'offre et la demande, l'apport du progrès technique. Ces statistiques globales, il les laisse de côté.

Dès le début de sa carrière, Jean Tirole s'intéresse à l'économie industrielle, autrement dit à ce qui se passe dans les entreprises, aux conditions de la concurrence qu'elles se font - ou pas, en cas de monopole - entre elles.

Une école dédiée à l'économie de l'entreprise

Il fonde même à Toulouse, avec son ami Jean-Jacques Laffont, une école dédiée à la recherche et l'enseignement concernant l'ensemble de ces questions de l'économie de l'entreprise : la Toulouse School of Economics.

Si c'est Jean Tirole qui a reçu le prix Nobel et non son aîné, c'est notamment parce que la micro-économie, qui analyse le fonctionnement de l'entreprise et des marchés, a le vent en poupe, tandis que la « macro » est au plus mal, au sein de l'université.

La crise a donné le coup de grâce à la macro-économie

Déjà, avant la crise de 2008, depuis le début des années 2000, les jeunes économistes se tournaient vers la micro-économie, délaissant les théories globalisantes.

La crise, synonyme de faillite des prévisionnistes, a donné le coup de grâce à la macro. Car la prévision des grands indicateurs de l'économie (PIB, emploi, inflation...) repose sur l'utilisation de modèles qui, aujourd'hui, "ne peuvent plus anticiper quoi que ce soit", souligne le directeur d'études économiques de Natixis, Patrick Artus. À la rigueur, ils fonctionnent quand tout est calme, quand les évolutions économiques s'enchaînent logiquement. "Mais depuis l'automne 2008, il y a de telles discontinuités, il y a tant de paramètres, d'incertitudes, que ces modèles sont devenus inopérants", insiste Patrick Artus. Et de diagnostiquer une "vraie crise de la macroéconomie".

Les ultimes défenseurs de la macro l'admettent : les temps sont difficiles

S'il existe un lieu en France où l'on défend encore cette "macro" - inventée par Keynes et ses successeurs, dans les années 1930 -, c'est bien l'Observatoire français des conjonctures économiques. L'un de ses cadres, Eric Heyer, l'admet, les temps sont difficiles. "Les modèles macroéconomiques, linéaires, sont adaptés à des situations plus ou moins normales. Mais quand un choc important se produit, on ne le voit pas venir. Ensuite, si l'économie reste éloignée de sa trajectoire tendancielle, comme aujourd'hui, la prévision reste très difficile."

Nos économistes sont-ils en mesure, au moins, de conseiller valablement les responsables politiques ? La situation est pour le moins paradoxale. Alors que la crise de 2008 a remis au goût du jour les relances keynésiennes - au moins dans un premier temps - l'analyse économique fondée sur les leçons du maître de Cambridge s'effondre. Car le problème va au-delà de la simple prévision. Un gouvernement ou une banque centrale pourraient admettre une erreur des experts sur le taux de croissance à venir. Mais la vérité, c'est que les politiques, les banquiers centraux, sont plongés dans le noir absolu. "Aujourd'hui, en raison de la complexité des phénomènes à l'oeuvre dans la crise, notamment financiers, personne n'est capable de dire à la Banque centrale européenne quel sera l'impact d'une baisse d'un point des taux d'intérêt", souligne Patrick Artus.

Les jeunes chercheurs ne s'intéressent plus qu'à la micro

Eric Heyer tempère : "Nous pouvons toujours expliquer les enchaînements économiques". Oui, mais de là à pouvoir évaluer vraiment et conseiller les responsables politiques... "Les économistes que je rencontrais avaient toujours d'excellentes idées générales", note un ancien conseiller de Bercy. "Exemple : il faut soutenir le BTP. Mais ils étaient incapables de dire comment : par l'offre, la demande, les propriétaires ?" En réalité, la si prestigieuse macroéconomie était en crise avant 2008 et la chute de Lehman Brothers.

À tel point que, au-delà des experts médiatiques en piste depuis des années, plus aucun jeune chercheur ne s'y intéresse. "Au cours des années 1990 a émergé la critique des études macroéconomiques, censées expliquer la réalité de centaines de pays à l'aide de dizaines de variables, dont certaines ne voulaient plus dire grand-chose", explique Antoine Bozio, qui dirige l'Institut des politiques publiques (Crest-Ecole d'économie de Paris). "Des modèles entendaient analyser l'économie à l'aide de données comme la religion ou le système légal. Cela n'avait plus de sens."

Des comptabilités nationales fragiles, qui n''aident pas l'analyse

En outre, s'agissant de la conjoncture, les macro-économistes sont entièrement dépendants des statistiques de la comptabilité nationale, parfois erratiques, qui peuvent les mettre en porte-à-faux. Ainsi, au printemps 2004, les comptes trimestriels de l'Insee font apparaître une hausse de l'épargne, au moment où un certain Nicolas Sarkozy devient ministre de l'Économie. Ces statistiques le poussent à prendre des mesures encourageant le déblocage de l'épargne, afin de favoriser la consommation. Ce qui est moins connu, c'est que, quelques trimestres plus tard, une fois les comptes bien établis, l'Insee publiera des séries statistiques montrant que l'épargne était déjà en... baisse, au moment de l'arrivée de Nicolas Sarkozy à Bercy. Le raisonnement servi par les économistes était comme bâti sur du sable.

Dénicher une base de données inédite, le nec plus ultra

Autant de motifs pour déserter la macroéconomie, comme le font les jeunes chercheurs qui optent alors pour la microéconomie, pourtant considérée comme de peu d'intérêt au cours de leurs premières années d'université. "L'idée s'est imposée au cours des années 2000 qu'un travail de qualité reposait sur l'analyse précise de données microéconomiques, le nec plus ultra étant l'utilisation d'échantillons, de groupes tests, un peu comme dans la recherche médicale."

Ces travaux peuvent porter sur des thèmes proches de la macro, comme le marché du travail, la santé, etc., mais toujours avec une approche très pointue, très micro...

Ainsi, c'est en comparant un échantillon de salariés travaillant en France et un autre de frontaliers résidant en France mais travaillant à l'étranger que l'économiste Pierre Cahuc a évalué récemment l'impact réel de la défiscalisation des heures supplémentaires.

Question macro économique, méthode micro...

Les grandes revues scientifiques raffolent de ces études pointues. La mode n'est pas à l'élaboration de nouvelles théories. Dénicher une base de données inédite suffit pour être publié, même si l'analyse se révèle faiblarde.

Aucun moyen de définir une stratégie globale, face à la crise

Les centres de recherche économique les plus en pointe, l'Ecole d'économie de Paris ou TSE (Toulouse School of Economics), multiplient les études sectorielles ou de micropolitique, s'interdisant de toucher à la macro. Autant d'études passionnantes qui peuvent servir de base à des réformes de tel ou tel moyen d'intervention, comme le crédit d'impôt recherche par exemple dont les effets ne sont pas toujours bien mesurés. Mais, ces travaux ne peuvent en aucun cas contribuer à définir une stratégie globale face à la crise, à indiquer la meilleure politique budgétaire, le rythme de baisse du déficit qui évite de casser toute croissance, la politique monétaire la plus adaptée.. "La crise a donné le coup de grâce à la macroéconomie", relève Antoine Bozio. Mais, tôt ou tard, il faudra bien que certains chercheurs répondent aux angoissantes interrogations des responsables politiques.

Ivan Best

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