Pour Tariq Krim, le fondateur de Netvibes, "Google et Facebook ont rétréci internet"

Premier français remarqué par la Revue MIT Technologie, Tariq Krim a introduit Emtech France, le 15 décembre dernier à Toulouse. Désabusé, le fondateur de Netvibes et Jolicloud regrette le chemin pris actuellement par le secteur numérique. Entretien.
Tariq Krim

En introduction de votre présentation à Emtech France en décembre, vous avez développé une vision très pessimiste du monde numérique, pourquoi ?
Je suis dans une forme de mal-être technologique depuis quelques années. J'ai découvert l'informatique au tout début des années 80 avec cette idée que l'information "wants to be free" et que la technologie va nous aider à construire un monde plus juste. Pour rappel, nous étions à l'époque en pleine guerre froide, dans un monde menacé d'annihilation atomique. Le monde d'aujourd'hui est plus complexe. Il a perdu cette capacité à s'imaginer plus loin dans le futur du futur. Tout ce que font les Elon Musk etc., ce sont des choses que j'ai lu dans Isaac Azimov, Jules Verne, ou toute la littérature cyberpunk des années 70-80. Aujourd'hui, on a l'impression de vivre dans un roman de Bruce Sterling. Il n'y a pas d'échappatoire. On ne peut aller plus loin. On n'a pas de projection dans le futur.

Comment êtes-vous arrivé à cette prise de conscience ?
Au début du web et des startups, il s'agissait de rendre le monde meilleur, en redonnant du pouvoir aux gens grâce à la micro-informatique. On s'est battu contre une centralisation qui avait démarré avec l'arrivée de la comptabilité et des normes comptables. L'informatique personnelle et internet ont amené une myriade de choses. Mais désormais, il y a une reconcentration. Nous sommes revenus à une conformité technologique, très propre sur elle, peu disruptive parce qu'incapable de s'intéresser aux problématiques sociétales.

Les Gafam, les Uber, etc. Tout cela n'est pas disruptif ?
Si, mais le vrai sujet est ailleurs. Ces technologies ont la capacité de changer le monde, mais la vraie question est : où arrête-t-on le curseur ? Soit on le fait pour la population qui en a les moyens, soit on va beaucoup plus loin et on l'ouvre au monde. C'est là que l'Asie, l'Inde et l'Afrique sont des endroits intéressants, car on y est confronté à une nouvelle classe moyenne. Ces gens auront des téléphones à 50 dollars avec internet gratuit et on construira un monde autour d'eux. L'Europe se retrouve dans une situation bizarre. Les États-Unis inventent de nouvelles doctrines, les amortissent chez nous et les installent en fin de compte en Inde et en Chine par exemple, pour les disrupter complètement.

Compte tenu de votre constat, vers quel monde numérique se dirige-t-on ?
Il y a aujourd'hui dans la finance une abstraction complète, y compris pour les grands patrons de banque française qui n'ont aucune idée de l'argent exact dans leurs comptes car tout est géré par des algorithmes. C'est la même chose avec les réseaux sociaux, les plateformes et les moteurs de recherches. On sait que les social media ont créé le phénomène américain des Tea Party. Quand on est Démocrate ou Républicain, on ne voit plus les mêmes contenus sur les réseaux sociaux. On ne débat plus. On reste entre nous. On se convainc que la situation est catastrophique. Il y a un peu de ça en France. Le risque est que les groupes se scindent et ne se parlent plus. Qu'on ne soit plus capable de se comprendre par manque de référents culturels communs ou de lieu de débat. Facebook et Google nous mettent en relation avec des gens dont nous partageons les idées. Or, la diversité c'est aussi le fait d'avoir un copain qui vous emmène voir un truc que vous n'auriez jamais eu envie de voir. C'est ce qui permet la découverte. D'une certaine manière, Facebook, Google et les autres ont rendu l'internet beaucoup plus petit alors que le rêve était qu'il soit le plus grand possible.

Que faut-il faire pour changer le cours de choses, selon vous ?
Cela fait 7 ou 8 ans que je pousse l'idée qu'il faut faire en Europe quelque chose de différent. On a des plateformes alternatives, des savoirs-faire sur Linux par exemple. Mais quand je vois le récent partenariat entre l'Éducation nationale et Microsoft, je vois qu'on reste dans le classique. On n'arrive pas à inventer une alternative. Les politiques ne comprennent pas la technologie. Ils ont du mal à comprendre qu'il est important d'avoir des alternatives. Le web s'appelle aujourd'hui l'open web. Il est devenu un ghetto. Je ne dis pas qu'Android et IOS sont de mauvaises choses, mais s'il n'y a pas d'alternatives, les acteurs dominants se comportent comme tel. On l'a déjà connu avec Microsoft et Windows. Il n'y a pas grand chose de nouveau.

Il y a un manque d'ambition en Europe ?
Je pense que oui. L'Europe a un rôle à jouer dans la technologie et la culture de la technologie. Elle doit donner une vision à long terme, différente et peut-être plus humaniste, moins centrée sur le court terme et les grains rapides et faciles. Il est important d'avoir des champions économiques, mais cette idée qu'on construit trop vite, sans vraiment s'intéresser à leur efficacité et implication dans le monde est un problème. On a des choses comme Raspberry Pi (Angleterre) ou Fairphone (Pays-Bas) qui construit des téléphones avec des minéraux issus de zones sans conflit ou réduisant l'impact écologique. Il y a des choses, mais à la différence de ce qu'on voit dans l'alimentation avec le bio, le slow food, etc. Il devrait y avoir des considérations similaires dans la technologie. Ce n'est pas le cas. Les gens comme moi qui essaient de promouvoir une vision différente ont échoué à en faire un sujet de débat.

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