"Créer un observatoire de l'innovation pour cartographier les compétences des régions"

Toulouse accueille les 28 et 29 janvier la 3e conférence sur la géographie de l'innovation. Un domaine qui mêle plusieurs disciplines telles que l'économie, sociologie, géographie. À cette occasion, l'un des spécialistes mondiaux du sujet, Pierre-Alexandre Balland, qui interviendra lors de l'événement, dresse un panorama des applications possibles de ce champ de recherche qui pourrait permettre aux décideurs de faciliter l'innovation au niveau local.
Pierre-Alexandre Balland a effectué son doctorat à l'université Toulouse 1 Capitole

Vous êtes maître de conférence à Utrecht, chercheur à l'université de Lund et professeur invité à UCLA, trois universités en pointe sur la géographie de l'innovation. Quelle définition en donneriez-vous ?
La géographie de l'innovation est très liée au domaine de l'économie. Le terme est apparu pour la première fois en 1994, dans la thèse de Maryann P. Feldman. L'économie traditionnelle a longtemps eu tendance à négliger l'impact de la géographie sur le développement économique. D'autre part, elle ne prend que très peu compte l'innovation, car c'est un élément difficile à mesurer. Enfin, l'analyse des relations entre les entreprises ou les inventeurs ne joue qu'un rôle très marginal dans la théorie économique.

On a souvent le mythe de l'inventeur isolé dans son garage, mais l'innovation, ce sont des équipes, des échanges. L'essence même de la création de connaissances est la recombinaison d'un ensemble de connaissances diverses. Et l'on s'aperçoit que cette recombinaison est très dépendante de la géographie, qui facilite l'interaction humaine nécessaire au processus d'innovation.

Vous voulez dire que la multiplication des moyens de communication n'a pas eu d'effets sur les processus d'innovation ?
C'est le paradoxe de l'économie digitale. Nous avons observé une explosion des TIC et des moyens de transports qui ont fait dire à nombre d'économistes que c'était la mort de la géographie. Une théorie illustrée par le livre du journaliste et prix Pulitzer Thomas Friedman The World Is Flat : A Brief History Of The Twenty-first Century sorti en 2005, qui soutient que les distances n'ont plus d'impact du fait des nouvelles technologies.

Or, on observe l'inverse. Il y a aujourd'hui deux phénomènes indiscutables. Le premier est l'urbanisation croissante du monde, avec des villes qui rassemblent plus de 50 % de la population mondiale. Et cela va en s'accroissant. Les TIC facilitent les interactions et les rencontres, au lieu de les remplacer. Dans un deuxième temps, les voyages d'affaires représentent aujourd'hui 1,5 % du PIB mondial, soit 1 200 milliards de dollars. Tout cela montre que les TIC et le développement des moyens de transport rapprochent les humains avec, pour finalité, la rencontre. Il est temps d'introduire la notion de géographie au centre de l'analyse économique et des processus d'innovation.

La géographie de l'innovation s'intéresse donc à l'impact de la géographie sur le processus de l'innovation ?
Plus précisément, la géographie de l'innovation est la discipline qui cherche à comprendre pourquoi la géographie influence l'innovation et pourquoi l'innovation influence sur la géographie. Aujourd'hui, pour mettre en place des politiques publiques, il faut absolument comprendre ces dynamiques.

Qu'entendez-vous par l'influence de l'innovation sur la géographie ?
Nous sommes aujourd'hui dans une économie globale, avec la problématique de la concurrence des pays où le coût de production est bas et les risques de délocalisation que cela implique. Mais les villes ou les régions qui innovent ont beaucoup à gagner de la globalisation. Par exemple, à Toulouse, Airbus commercialise des produits que très peu de pays savent développer. Produire un avion nécessite de créer et d'échanger des connaissances complexes qui se trouvent en grande partie à Toulouse. Le développement économique de la Chine, par exemple, crée un nouveau marché pour les avions toulousains. La globalisation a un impact sur l'économie de la ville et Toulouse est gagnante. Au contraire, certaines anciennes régions industrielles du nord ou de l'est de la France développent des connaissances qui peuvent être trouvées dans de nombreux autres pays et se retrouvent en compétition sur les coûts. On voit donc que l'innovation, la capacité à créer des connaissances complexes est un facteur clé du destin économique régional.

Selon vous, l'innovation est donc la clé de la réussite économique de demain ?
Il faut sans arrêt innover, s'adapter et être au top de la connaissance complexe. C'est là que la politique publique doit aider à développer de nouveaux chemins de croissance. Aujourd'hui, Toulouse profite de la très bonne santé d'Airbus, qui vend énormément d'avions. L'erreur serait d'adopter une stratégie de retour financier à court terme et d'accroitre les capacités de production au péril de la R&D et de l'innovation. Pendant ce temps-là, des pays émergents comme la Chine ou le Brésil pourraient rattraper leur retard technologique et Toulouse pourrait, à long terme, perdre son avantage. C'était un peu le risque du succès, comme nous avons pu le voir avec Détroit où la bonne santé du secteur automobile d'après-guerre a occulté la nécessité d'innover, de se diversifier et de réinventer son économie. Même si ce n'est pas nécessaire à court terme, Toulouse doit continuer à investir dans la création de connaissances et l'innovation.

Mais comment les décideurs politiques peuvent-ils avoir une influence ?
L'action des politiques publiques doit porter sur la diversification. Il faut utiliser les compétences aéronautiques et spatiales, par exemple, pour d'autres applications. Pour cela, il faut se servir de ce que nous appelons la relatedness, c'est-à-dire la proximité des compétences entre elles. À partir des compétences déjà existantes, on peut déterminer quelles compétences nouvelles peuvent être le plus facilement développées.

La géographie de l'innovation est-elle prise en compte par les politiques ?
La smart specialization (spécialisation intelligente, NDLR), qui est très liée aux concepts de relatedness et de complexité, est aujourd'hui l'outil principal de la politique d'innovation de l'Union européenne d'ici à 2020 avec un budget de 80 milliards d'euros. Il s'agit de construire sur les compétences préexistantes et de viser des connaissances de plus en plus complexes. Dans cette démarche, les régions sont centrales, ce qui est encourageant. Les compétences au niveau local s'agrègent au niveau global. Dans ce contexte, je viens de recevoir un financement de la Regional Studies Association pour un projet qui a pour but de cartographier les connaissances de l'ensemble des régions européennes. La géographie de l'innovation est donc en plein essor.

Comment peut-on cartographier l'innovation ?
Par essence, l'innovation est très difficile à mesurer. Aujourd'hui, les spécialistes de la discipline se servent des brevets, même si cela n'est pas l'idéal. En effet, les brevets ne capturent pas toutes les forment d'innovation.

À partir de nos études, si l'on observe une carte du monde, on s'aperçoit que la population se concentre de plus en plus. L'activité économique est elle-même encore plus concentrée au sein de ces zones. Mais l'innovation est encore plus concentrée que l'activité économique. 93 % des demandes de brevets sont issues de villes qui ne comptent que 23 % de la population mondiale. Les villes avec le plus de brevets étant Tokyo, San José, New York et Boston.

Quel est l'objectif d'une telle cartographie ?
Au départ, répertorier les brevets a permis de quantifier l'innovation. Aujourd'hui, cela nous permet également de la qualifier. On connaît sa localisation, son ou ses auteurs et, surtout, son domaine technologique. Actuellement, je cherche des financements pour créer un observatoire entre Utrecht et UCLA dans le but de cartographier la répartition des connaissances technologiques dans les régions du monde à partir de 90 millions de demandes de brevets. Cela nous donnerait la possibilité de faire une cartographie plus précise de l'innovation et ainsi d'indiquer aux décideurs politiques quelles sont les possibilités de diversification technologique à partir de l'analyse des compétences proches existent déjà dans la région.

Aujourd'hui, comment pourrait-on, selon vous, faciliter l'innovation au niveau local ?
Dans un premier temps, il est important de créer un observatoire de l'innovation. Certaines initiatives existent déjà au niveau européen, comme Eurolio par exemple dont le Lereps est membre. Il est crucial d'établir une cartographie fine des connaissances qui existent afin de dresser un prospect des compétences du futur. C'est assez proche de l'idée des pôles de compétitivité ou des clusters où l'on s'intéresse à un secteur donné. Là, il s'agirait davantage d'une réflexion au niveau de l'ensemble des compétences régionales, par définition trans-sectorielles.

Quels sont aujourd'hui les domaines qui intéressent les experts de la géographie de l'innovation ?
On s'intéresse de plus en plus au développement durable et aux technologies propres. C'est aujourd'hui un enjeu majeur et, à partir de nos recherches, il est par exemple possible de déterminer dans quelle région il faudrait investir dans telle ou telle énergie renouvelable par exemple. On étudie également les facteurs qui poussent les entreprises à investir dans des procédés propres ou moins polluants.

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