Management : "les entreprises libérées ne vivent pas dans le monde des Bisounours"

Conférencier et professeur de leadership et d'innovation à l'ESCP Europe, Isaac Getz a coécrit le livre Libertés & Cie. Invité à l'espace Multiple à Toulouse pour s'exprimer sur le sujet, il est revenu pour La Tribune Toulouse sur le concept de l'entreprise libérée, ses avantages mais aussi ses faiblesses. Entretien.
Isaac Getz, coauteur du livre Libertés & Cie.

Qu'est-ce qu'une entreprise libérée ?

C'est une entreprise dans laquelle la majorité des salariés ont la liberté et la responsabilité complète d'entreprendre toute action qu'ils considèrent comme la meilleure pour la vision de l'entreprise.

Quand et comment ce concept est-il né ?

J'ai défini ce concept dans le livre que j'ai coécrit avec Brian M. Carney, Freedom, Inc. publié en 2009 aux États-Unis et traduit en français en 2012 sous le nom Liberté & Cie.

Je suis un spécialiste de l'organisation et du leadership. Ce livre est l'aboutissement d'un projet de recherche sur les entreprises où les salariés s'autodirigent. Au départ, la question était de savoir comment cela fonctionnait. Mais, rapidement, nous nous sommes aperçus qu'il n'y a pas de modèle. La vraie question a alors émergé : comment construire des entreprises libérées et comment transformer une entreprise classique.

Où avez-vous trouvé ces entreprises ?

Un peu partout dans le monde. Il y en a eu 4 en France. Quelques dizaines aux États-Unis, en Finlande et dans d'autres pays.

Nous avons découvert et constaté qu'au départ de cette transformation, il y a toujours une ou un chef d'entreprise qui décide d'abandonner l'organisation traditionnelle que j'appelle la bureaucratie hiérarchique. Plutôt que la méfiance et le contrôle, cet autre mode d'organisation est basé sur la confiance et l'autocontrôle. Ces patrons qu'on appelle aujourd'hui des leaders libérateurs de la première génération ont tâtonné. Ils savaient ce qu'ils ne voulaient pas : des chefs, des procédures, des règlements, des contrôles. Mais trouver un mode d'organisation unique qui convienne à leur entreprise, à son héritage humain et culturel était bien plus difficile. Il s'agissait d'articuler à cet héritage une philosophie de l'entreprise libérée qu'ils portaient, c'est-à-dire croire que chaque être humain est digne de confiance, que tout le monde a des dons et que chacun préfère s'autodiriger plutôt qu'être dirigé.

Comment passe-t-on d'un modèle classique à un modèle libéré ?

Au départ, il y a une appropriation de la philosophie de l'entreprise libérée par le patron. Ensuite, s'il peut naturellement faire confiance aux salariés, s'il n'a pas de problèmes d'ego, de lâcher prise, c'est plus simple. Sinon, il doit faire un travail sur lui-même pour acquérir cette posture essentielle. Il faut ensuite revoir avec les salariés l'ensemble des pratiques et des structures de l'entreprise qui ne sont pas en phase avec les croyances de l'entreprise libérée. Une pointeuse, par exemple, peut être considérée comme un instrument de contrôle ou non par les salariés. Comme je l'ai dit, il n'y a pas de modèle. Ce qui marche à Poult Montauban ne marche pas nécessairement dans leur usine en Bretagne et vice versa.

Toutes les entreprises, dans tous les secteurs, peuvent-elles être libérées ?

Tous les salariés sont des êtres humains, quel que soit le secteur ou le pays. Personne n'aime le manque de respect ou de liberté. Ce sont des besoins humains universels. La vraie question est : chaque chef d'entreprise peut-il être un libérateur ? La réponse est non. Tous les patrons n'y croient pas et, parmi ceux qui y croient, tous ne sont pas prêts à franchir le pas.

Mais tous les salariés peuvent-ils être libérés ?

Certains salariés préfèreront peut-être avoir des chefs et être des exécutants, mais l'expérience montre qu'ils sont minoritaires. Les gens aspirent à être libres dans les entreprises comme ils le sont dans leur vie. Demandent-ils l'autorisation d'un "chef" pour faire un prêt immobilier ou choisir l'école de leurs enfants ? Les gens sont capables d'assumer la liberté et la responsabilité qui va avec. S'ils ne le font pas dans une entreprise, c'est parce que depuis la Révolution industrielle, les salariés sont infantilisés pendant toute leur vie professionnelle.

La volonté de transformation vient-elle toujours du chef d'entreprise ?

On ne peut pas forcer les chefs d'entreprises à changer leur société. Les salariés ou les cadres peuvent faire connaître le modèle de l'entreprise libérée, mais seul le patron a le mandat de transformer son organisation.

Quelle est la différence entre une entreprise libérée et une coopérative ?

La différence entre les coopératives et les entreprises est tout d'abord dans la forme de gouvernance. A priori, il n'y a pas de relation directe entre la forme d'actionnariat et la forme organisationnelle à l'intérieur de l'entreprise. United Airlines est une coopérative qui appartient aux salariés... qui se mettent en grève contre leur direction.

Comment se prennent les décisions dans une entreprise libérée ?

Il n'y a ni enjeu de pouvoir, ni hiérarchie dans une entreprise libérée. Il y a juste une façon de travailler ensemble. Les gens décident ensemble. On n'oblige personne à faire quelque chose. Il y a une vision partagée et chacun vient pour donner le meilleur de lui-même pour réaliser cette vision. Quand il y a un problème, on s'assoit ensemble pour trouver la solution qui est la meilleure pour la vision. On décide, souvent par consentement, c'est-à-dire en prenant en compte ceux qui s'opposent..

S'il n'y a pas de chef, comment réagir quand un salarié ne joue pas le jeu ?

Comment fait une équipe de rugby si l'un des joueurs arrive en retard aux entraînements ou ne fait pas de son mieux pendant les matchs ? Si on ne peut pas compter sur lui, cela ne va pas durer longtemps.

L'autocontrôle et l'autodiscipline règnent dans les entreprises libérées et ils se fondent sur les valeurs déjà évoquées comme la confiance ou le respect. Si un salarié ne joue pas le jeu, cela signifie qu'il manque de respect vis-à-vis de ses collègues. Par conséquent, ses collègues risquent de refuser de travailler avec lui. Je connais de tels cas de rejet. Ils ne peuvent pas le licencier, mais la question remonte au patron qui propose une solution de "sortie". Comme dans toute communauté, il y a une autorégulation. Les entreprises libérées ne vivent pas dans le monde des Bisounours ou dans des camps de hippies. Ce sont des communautés exigeantes où chacun fait sa part. La pression peut être très forte. Elle ne vient pas du patron, mais des collègues. Une des rares missions de discipline qui reste aux patrons d'entreprises libérées est de faire attention à ce que les salariés ne travaillent pas trop et rentrent chez eux car ils aiment ce qu'ils font. On appelle ça "des problèmes de riches".

Cet investissement des salariés implique-t-il une meilleure distribution des richesses créées par l'entreprise ?

Quand on travaille dans le respect et la confiance, il y a une transparence financière. Les gens savent combien gagne l'entreprise. Quand les résultats sont bons, il est naturel qu'une partie des gains soit partagée. Les actionnaires et les banques doivent être rétribués car ils portent le risque. Les investissements doivent être faits pour assurer la pérennité de l'entreprise. Ils sont décidés, parfois comme chez Poult, par un collectif de travailleurs. Ce qui reste est partagé selon des schémas de partage de gains propres à chaque entreprise.

En cas de crise, les entreprises libérées sont-elles aussi réactives que les autres ?

Dans une situation de crise, le plus grand handicap d'une entreprise traditionnelle est la rigidité de sa chaîne hiérarchique qui fait qu'elle est incapable de réagir rapidement. L'entreprise libérée est plus fluide et agile. Les crises n'arrivent pas du jour au lendemain. Il y a des signaux faibles. Dans une entreprise libérée, ces signaux circulent entre les salariés. Chez l'équipementier Favi, les commerciaux se réunissent une fois par mois avec les opérateurs pour expliquer les tendances de marchés. Les salariés sont au courant des difficultés et on les sollicite pour trouver des solutions, comme cela a été le cas chez Chronoflex, ou chez SEW Usocome. En 2009, cette entreprise libérée a été la seule société industrielle qui n'a ni licencié, ni eu recours au chômage technique en Alsace.

L'entreprise libérée est-elle le remède à la crise ?

On ne peut parler de remède, mais cela permet d'atténuer des conséquences qui peuvent être fatales. Il est évident que 500 cerveaux qui réfléchissent très en amont ont plus de chance de trouver des solutions que trois cerveaux mobilisés quand la situation est déjà grave.

L'entreprise libérée n'a-t-elle pas de faille ?

Si. Elles sont fragiles car elles reposent sur le patron et sa démarche. S'il est remplacé par un autre qui ne partage pas cette philosophie, tout peut s'écrouler en quelques mois. Il y a aussi le fait que l'entreprise libérée ne convient pas à tout le monde. Certains cadres sont attachés à leur pouvoir et aux symboles et préféreront quitter l'entreprise plutôt que de se transformer.

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