Omerta sur les effectifs de l'ingénierie aéronautique à Toulouse ? Enquête (1re partie)

La baisse de charge dans l'ingénierie aéronautique n'est pas nouvelle. Depuis trois ans, Airbus prévient ses sous-traitants de sa stratégie : une augmentation importante des cadences de production, et, parallèlement, un accent mis sur la R&D incrémentale. Alors que l'impact de cette décision sur les sociétés d'ingénierie est difficile à évaluer faute de témoignages, pour la première fois, des chiffres récoltés par la CGT semblent montrer une baisse des effectifs en ingénierie aéronautique en 2014 dans plusieurs sociétés toulousaines.
(Crédits : DR)

Omerta. Le mot est fort mais il résume l'état d'esprit qui règne sur le secteur de l'ingénierie aéronautique à Toulouse quand on aborde la question de l'évolution des effectifs.

La stratégie d'Airbus

En effet, le principal donneur d'ordres de Midi-Pyrénées, Airbus, a annoncé il y a trois ans une stratégie basée sur l'augmentation des cadences de production et sur l'innovation incrémentale. Ainsi, après des années de forts besoins en ingénierie pour le développement des A400M, A380 et A350 l'avionneur a décidé de "revenir à un niveau normal de la charge de travail à l'ingénierie" et de "se concentrer sur "les améliorations continues à nos modèles d'avions existants". Cette politique, destinée à répondre au mieux au marché de l'aviation, a été présentée par Airbus aux entreprises de sa supply chain, qui ont été invitées à s'adapter. À l'époque, l'émotion est grande et les sociétés redoutent des pertes d'emplois.

Les chiffres de la CGT

Trois ans plus tard, qu'en est-il de cette adaptation ? Comment ont évolué les effectifs d'ingénieurs dédiés à la recherche aéronautique dans l'ensemble de la filière ? Cette question, peu d'entreprises acceptent d'y répondre de façon transparente et précise.

Pour avoir une idée de l'impact, la CGT  a collecté des données par l'intermédiaire des comités d'entreprises de huit sociétés installées à Toulouse : Altran, Assystem, Sogeti HT, Steria, Atos, Akka Technologies, IBM et GFI. Les chiffres, fournis aux CE par leurs directions respectives, sont éloquents : en 2014, les effectifs auraient baissé en moyenne de 5 %. À noter cependant que ces données sont publiées par un syndicat, qui est par ailleurs minoritaire au sein d'Airbus.

 Il ressort de ce graphique que les effectifs des huit sociétés ont évolué différemment entre janvier et décembre 2014.

  • Assystem : + 1,4 %
  • Steria : + 0,5 %
  • Altran : - 2,9 %
  • Atos : - 6 %
  • Sogeti High Tech : - 9,8 %
  • GFI : - 10,2 %
  • Akka : - 11 %
  • IBM : - 14,8%

Des chiffres contestés

Pour comprendre ces différences, nous avons contacté l'ensemble de ces entreprises. IBM, Akka, Sopra et Altran ont gardé le silence ou répondu ne pas vouloir s'exprimer sur la question.

Sans donner plus de précision, GFI conteste les chiffres de la CGT, précisant que "l' effectif de GFI informatique Toulouse est de 420 salariés (au lieu de 289 selon les données de la CGT NDLR)". Pour le syndicat, cette différence vient du fait que la direction prendrait en compte "l'ensemble de la région Sud-Ouest, cumulant les effectifs de GFI Informatique de GFI IP et peut-être aussi GFI BUS, des trois entités juridiques dont les salariés toulousains ne dépendent pas du même CE".

Même contestation du côté d'Atos où la direction réfute les chiffres du syndicat : "Atos compte environ 800 personnes à Toulouse suite à la fusion avec Bull (650 auparavant). Il n'y a pas de baisse de nos effectifs liée à la stratégie d'Airbus."

Chez le donneur d'ordres Airbus, on ne souhaite pas commenter ces chiffres.

Le cas Sogeti High Tech

Confrontée à une situation sociale dégradée (un rassemblement de salariés a eu lieu mardi 10 mars sur le site de Toulouse), la direction de Sogeti High Tech s'est exprimée :

"Il y a bien eu une baisse des effectifs en 2014, reconnaît Philippe Méléard, le directeur Marketing & Communication de Sogeti High Tech. Quand Tom Enders a fait ses annonces fin 2013, nous pensions que l'arrêt de la R&D serait moins rapide. Nous savions que cela allait arriver même si ça a créé la surprise pour notre secteur."

Anticipant la baisse des charges dans l'aéronautique, Sogeti High Tech a engagé depuis deux ans des projets pilotes sur l'usine 4.0, l'énergétique (nucléaire et éolien) et les transports (ferroviaires notamment). "Aujourd'hui, nous sommes obligés d'accélérer notre programme pour nous adapter, explique Philippe Méléard. Nous avons mis 200 ingénieurs sur la R&D pour proposer des innovations à nos donneurs d'ordres. L'an dernier, nous avons formé nos ingénieurs à d'autres spécialités et nous avons incité la mobilité des jeunes vers d'autres sites".

D'après la direction, ces nouvelles orientations compensent "quasiment" le changement imprimé par Airbus.

"En fin d'année dernière, nous étions plutôt pessimistes, mais depuis ce début d'année les indicateurs passent au vert, c'est plutôt encourageant. 2015 est une année intéressante de transition, assure Philippe Méléard. Nous sommes l'un des plus anciens sous-traitants d'ingénierie d'Airbus. Il est hors de question de se fâcher avec Airbus. Voilà pourquoi nous investissons dans le manufacturing. Les partenaires sociaux n'ont pas le même point de vue mais l'économie oblige à s'adapter."

Malaise dans la sous-traitance

Les partenaires sociaux, effectivement, ne l'entendent pas de la même oreille. D'après la CGT, 180 emplois seront supprimés en 2015 à Sogeti High Tech, suite à une baisse du chiffre d'affaires de 12 % en 2014 avec Airbus.

"Les salariés savent désormais que près d'un salarié sur six aura quitté l'établissement de Toulouse d'ici à la fin de l'année, écrit dans un communiqué Robert Amade, délégué CGT à Sogeti High Tech. Les dépressions et arrêts maladies issus des pressions managériales se multiplient et le recours massif à la clause de mobilité des salariés fait qu'aujourd'hui les salariés viennent au travail la peur au ventre, dans la crainte de croiser leur manager. Ils sont en souffrance. À tel point qu'aujourd'hui, la direction elle-même encourage la détection des salariés suicidaires..."

Un malaise social que réfute Phlippe Méléard pour qui la CGT exagère une situation "pas plus grave à Sogeti High Tech qu'ailleurs". "Les effectifs à Toulouse vont continuer à baisser mais ils se retrouveront sur d'autres sites du groupe en France, affirme-t-il. Il n'y a pas de plan social. Quand on rentre dans une société comme la nôtre, on sait qu'on doit s'adapter aux conditions du marché. Il est impossible de se sédentariser."

Diversification des sociétés d'ingénierie

Dernier cas de l'étude : Assystem France. L'entreprise affiche une progression de 1,3 % de son effectif réparti entre Toulouse (1 089 employés) et Bordeaux (105 employés). Cette croissance prend en compte le rachat de la société Sud Ingénierie (un bureau d'étude d'une centaine de salariés) en février-mars 2014, qui devrait lui permettre de remporter de nouveaux marchés.

Pourtant, selon la CGT, l'effectif a ensuite diminué jusqu'à son niveau initial. En décembre, il s'établirait ainsi à 1 225 personnes, soit une perte de 81 postes dans l'année selon le syndicat.

Selon nos informations, la direction aurait informé les syndicats en février 2015 que, sur les 300 ingénieurs dédiés à l'ingénierie, seuls 150 auraient du travail d'ici à 2018. "La direction nous dit qu'elle veut maintenir les effectifs en les transférant vers le manufacturing et le customer service qui sont les nouvelles mamelles de l'aéronautique en Midi-Pyrénées", précise un salarié de l'entreprise, mais sur ces secteurs, les investissements d'Airbus restent flous, tout comme notre direction." Et de conclure :

"Il faut qu'on nous dise quel est notre avenir à Toulouse. S'il n'y en a pas, qu'on nous le dise. Nous voulons être considérés comme des gens sérieux et responsables."

Bataille de chiffres ou de communication ?

Là encore, la bataille des chiffres est engagée.

"Il n'y a pas de baisse des effectifs, il y a même une augmentation des effectifs de 150 personnes" martèle la direction d'Assystem qui communique sur un effectif de 1 373 salariés à Toulouse (contre 1 089 pour le syndicat). Pourquoi la direction et la CGT n'annoncent-elles pas le même effectif?

En réalité, chacun a son mode de calcul :

Alors que la CGT communique sur une baisse des effectifs chez Assystem France, la direction répond avec un chiffre qui concerne le Groupe Assystem dans son ensemble (1 373 salariés). Le groupe comprend en effet Assystem France, mais aussi Athos Aéronautique (une société du groupe spécialisée dans le manufacturing, qui emploie 284 personnes à Toulouse).

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