Une économiste de TSE recommande de légaliser le cannabis pour le contrôler

Quand la demande d'un produit est élevée, interdire son commerce n'est pas forcément la solution la plus efficace. Plutôt que de laisser les réseaux criminels s'enrichir grâce au cannabis et à la prostitution, l'État ne devrait-il pas légaliser ces marchés interdits pour mieux les contrôler ? C'est la thèse d'Emmanuelle Auriol, professeure d'économie à Toulouse School of Economics. Entretien.
Emmanuelle Auriol, professeure d'économie à Toulouse School of Economics.

Au centre de votre livre Pour en finir avec les mafias, il y a les marchés interdits. Pouvez-vous définir cette notion ?

Les marchés interdits sont des marchés dont les échanges sont interdits par la loi pour une raison généralement religieuse, morale, économique ou de santé publique. Par exemple, quand le législateur veut limiter les coûts induits par la consommation de stupéfiants.

Quel est le problème de ces marchés interdits, selon vous ?

Les prohibitionnistes ne prennent jamais en compte les conséquences néfastes des interdictions. Supprimer l'offre légale ne supprime pas la demande. Si celle-ci est forte, comme pour l'alcool, le cannabis, les services sexuels ou la volonté de migrer, des criminels y répondent. Comme les chiffres d'affaires sont très importants, de l'ordre de 870 milliard de dollars en 2009, cela favorise l'émergence d'organisations criminelles de grandes tailles. Ainsi avant la prohibition de l'alcool, il n'y avait pas de crime organisé aux États-Unis. Il a émergé grâce au trafic très lucratif de l'alcool. C'est un vrai problème pour la société.

En quoi la légalisation de ces marchés pourrait changer les choses ?

Prenons le cas du cannabis. La France est le pays d'Europe qui procède au plus grand nombre d'interpellations, 216 000 en 2014, pour des infractions à la législation sur les stupéfiants, majoritairement pour usage de cannabis. Cela encombre les services de police et de justice : 15 % des détenus français le sont pour une infraction à la législation sur les stupéfiants. Et malgré cette couteuse répression, la France est le pays européen où l'on fume le plus.

Légaliser pourrait aggraver les choses...

Je ne le crois pas. Avec la prohibition, l'État a abandonné ce secteur aux mafias et s'est privé d'outils de régulation. Il ne contrôle ni la composition des produits, ni les lieux de distribution, ni l'âge des acheteurs, ni les prix. Faute de taxation, il ne peut moduler ces derniers pour faire baisser la consommation.  De plus, comme c'est interdit, il n'y a pas d'éducation possible sur ce sujet alors que près de 40 % des 15-16 ans ont expérimenté le cannabis en France.

Un monopole d'État sur la distribution, comme c'est par exemple le cas pour le tabac, permettra de contrôler la disponibilité et la qualité des produits dans des officines dédiées.  Cela permettra aussi d'appliquer une fiscalité adaptée. Ainsi 80% du prix d'un paquet de cigarette est constitué de taxes. Il faut que le cannabis soit lui aussi fortement taxé. Il faut également définir les contextes dans lesquels on peut fumer, et ceux dans lesquels on ne peut pas, comme par exemple avant de prendre le volant. Légaliser ne veut pas dire mettre les produits en vente libre. La morphine par exemple est légale, mais sa vente est réglementée. Légaliser, c'est reprendre le contrôle.

L'autre volet d'une politique de légalisation réussie est la répression du marché parallèle. Généralement les gens opposent légalisation et répression, mais ce sont deux politiques publiques qui sont complémentaires. Pour pouvoir assécher la demande des réseaux criminels, tout en maintenant des prix élevés, il est indispensable de réprimer l'offre illégale en s'attaquant aux dealers et à leurs clients. Ces derniers doivent comprendre qu'à partir du moment où il est possible d'acheter légalement du cannabis, se fournir au marché noir est sévèrement puni. Pour faciliter l'éviction du crime organisé il est souhaitable, dans un premier temps,  d'appliquer une fiscalité pas trop forte, puis de relever progressivement les prix pour faire baisser la consommation, une fois le marché monopolisé.

L'État doit donc intervenir ?

C'est mon crédo. Il doit reprendre la main car son inaction ne donne pas une bonne image des institutions et de leur capacité à gérer un problème de société qui concerne la quasi-totalité des familles françaises. Cela fragilise notre démocratie.

Les Américains qui ont récemment autorisé l'usage du cannabis récréatif dans certains états comme celui du Colorado, sont aujourd'hui une majorité à être favorables à sa légalisation. Ils sont pragmatiques et souhaitent en finir avec les coûts exorbitants d'une guerre à la drogue, qui comme pour la prohibition de l'alcool, a créée plus de problèmes qu'elle n'en a résolus.
La question n'est pas de savoir si on est pour ou contre les drogues mais quelles solutions permettent qu'on en consomme le moins possible et dans des conditions les moins dangereuses possibles. Étant donnée la consommation galopante de cannabis dans notre pays, la prohibition n'est pas une politique qui marche. Il faut donc en tirer les conclusions. Les solutions de légalisation pour le cannabis pourraient être mises en place au prochain quinquennat.

À la fin de votre livre, vous évoquez pourtant les limites de la légalisation des marchés interdits...

On ne peut pas tout vendre, ni tout légaliser, car certains marchés impliquent qu'un crime soit commis à l'encontre d'une tierce personne comme c'est par exemple le cas  pour la vente d'organes vitaux ou la pédophilie. Ces marchés-là sont fort heureusement peu lucratifs car ils concernent très peu de monde. Ils ne suscitent donc pas forcément la convoitise du crime organisé. La seule solution face à ces crimes c'est la répression. Ces marchés resteront toujours interdits.

À côté de cela, il y a aussi des marchés légaux, comme celui du bois exotique issu de forêts exploitées de manière durable ou du pétrole, qui donnent lieu à de la contrebande. Par exemple Daesh (acronyme arabe de l'organisation État islamique) se finance en bradant à la Turquie du pétrole sous embargo. Or, une partie du pétrole qui alimente nos pompes arrive de Turquie. Il est donc probable que les automobilistes français financent à leur insu l'organisation terroriste. Dans ce cas, ce qui pose problème n'est pas le fait que le marché soit interdit : le commerce du pétrole est légal. Le problème, c'est sa traçabilité. Et ce problème est devenu beaucoup plus saillant avec la sophistication des produits, la globalisation des échanges et l'explosion du commerce international.

Dans les pays pauvres, les processus de certification sont faciles à contourner par la corruption. Il faut renforcer la traçabilité des produits à l'échelle de la planète en aidant financièrement ces pays qui n'en n'ont pas les moyens à mettre en place des processus robustes de certification. Il y aura toujours des crises de confiance, comme par exemple le scandale des prothèses mammaires PILP ou des lasagnes à la viande cheval, mais elles seront minimisées si on renforce le système international de contrôle.

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